La démagogie au service des Gafam, réponse à Lionel Maurel
Tribune publiée par David El Sayegh sur Libération.
Le secrétaire général de la Sacem, David El Sayegh, répond à Lionel Maurel, qui estimait le 10 juillet dans nos colonnes que la directive européenne dite «droit d'auteur» est dangereuse pour les libertés individuelles.
Il est des termes qui ne peuvent être employés à la légère, des accusations qui ne peuvent être proférées sans fondement, dans le seul but de faire passer un message en suscitant d’emblée l’indignation. Comme l’écrit lui-même Lionel Maurel, «la fin ne justifie pas n’importe quel moyen».
La répression est définie par le dictionnaire Larousse comme l’«action de réprimer, de punir / l’action d’exercer des contraintes graves, des violences sur quelqu’un ou un groupe afin d’empêcher le développement d’un désordre». Il n’est heureusement pas nécessaire d’être un spécialiste du projet de directive sur le droit d’auteur qui vient d’être rejetée par le Parlement européen pour observer ce que l’emploi de ce terme a d’outrancier et de violent pour un texte dont l’objectif est d’adapter le droit d’auteur au monde numérique qui est le nôtre aujourd’hui.
Rétablir l’équilibre entre créateurs de contenus et plateformes en ligne
Nous avons connu en quinze ans une véritable révolution numérique. Internet fait désormais partie intégrante de nos vies, il est une fenêtre ouverte sur le monde, un espace d’échanges et de liberté, il nous informe, nous éduque, nous aide au quotidien, nous divertit… Grâce à Internet, de nombreux artistes ont pu développer leur créativité, se faire connaître, nous n’avons jamais consommé autant de contenus culturels qu’aujourd’hui, et pourtant, jamais si peu d’argent n’a été investi dans la création, jamais les auteurs n’ont été à ce point écartés d’un modèle économique qui repose en majeure partie sur leurs œuvres.
Car cette nouvelle économie crée de la valeur. Les quelques grandes plateformes américaines qui se partagent Internet, les Gafam (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft), engrangent des recettes publicitaires faramineuses, elles sont désormais cotées en Bourse où leur valorisation s’élève à plus de 2000 milliards de dollars, et le cadre réglementaire et fiscal avantageux dont elles bénéficient leur permet de continuer à étendre leur pouvoir au détriment de la création et de la diversité culturelle. Rappelons que pour un million de vues sur YouTube, les créateurs recevront 80€…
Ce texte a pour seul objectif de rétablir un équilibre entre les créateurs et les plateformes en ligne internationales comme YouTube et Facebook, et non «de consacrer définitivement leur position dominante», comme l’affirme Lionel Maurel. Le régime de responsabilité limitée dont elles bénéficient actuellement date de 2000, à une époque où elles n’existaient pas encore ! C’est dire si ces règles ne sont pas adaptées à ces nouvelles plateformes.
L’article 13, qui suscite de la part de M. Lionel Maurel une réaction si véhémente, ne prévoit rien de plus que la rémunération des créateurs par les plateformes en ligne lorsque celles-ci diffusent leurs œuvres, ainsi que la mise en place de procédés techniques permettant de mieux identifier les œuvres. Cette identification des œuvres permettra de garantir une rémunération la plus juste possible, en fonction de leur exploitation, et non d’imposer «un prix de gros» comme le prétend Lionel Maurel ; il s’agit justement de ne monétiser que ce qui a lieu de l’être. Elle permettra aussi d’empêcher la mise en ligne d’œuvres pour lesquelles les auteurs n’auraient pas donné leur autorisation, ce qui est le principe même sur lequel repose le droit d’auteur.
Il n’est donc nullement question de sanction à l’encontre des internautes, ni même d’obligation à leur charge, seule la plateforme étant responsable des contenus qu’elle diffuse. Il est aussi prévu que les technologies mises en place pour mieux identifier les œuvres soit appropriées et proportionnées, qu’elles préservent les exceptions au droit d’auteur, et que, malgré ces garanties, en cas de suppression injustifiée ou abusive de contenus mis en ligne par des internautes, ceux-ci puissent exercer un recours à l’encontre de telles mesures. La finalité de la directive est donc simple : des artistes toujours aussi visibles sur la toile, mais mieux rémunérés, et gardant un contrôle sur leurs œuvres. On est loin de la caricature d’un texte présenté comme liberticide et dangereux.
Une directive soutenue par les auteurs
Caricaturale et démagogue, la charge menée par M. Lionel Maurel à l’encontre de la directive, l’est d’un bout à l’autre : non, les industries culturelles ne veulent pas, avec ce texte, «négocier en position de force» avec les Gafam, mais rétablir un équilibre avec ces acteurs économiques tout puissants, au profit des créateurs, maillon faible de cette chaîne de valeur. Qui peut être assez aveugle ou naïf pour ne pas voir de quel côté est la force ? En atteste l’intense lobbying et les moyens gigantesques déployés à Bruxelles par les Gafam auprès des parlementaires européens pour influencer leur vote.
Oui, les auteurs soutiennent cette directive, des dizaines de milliers d’artistes d’Europe et du monde entier ont signé des appels alertant sur l’urgence à protéger leurs droits sur Internet. Ils ont été soutenus par les organismes de gestion collective qui les représentent tous, dans leur diversité, et pas uniquement les «artistes starisés», qui prêtent leur voix pour défendre le droit d’auteur mais ne représentent qu’une infime partie de l’ensemble des créateurs. La Sacem a ainsi réparti des droits à 300 000 auteurs, compositeurs et éditeurs dans le monde en 2017. Il est aberrant de parler au nom des auteurs et de déplorer «la dégradation de leurs conditions d’existence», tout en s’opposant à un texte destiné à les protéger.
Non, le texte ne «bafoue» pas les libertés fondamentales des citoyens, le contrôleur européen de la protection des données l’a d’ailleurs clairement affirmé dans un avis rendu début juillet. Le texte prévoit des garde-fous pour qu’aucun abus ne soit commis au nom des nouvelles dispositions, les libertés fondamentales de création et d’expression doivent coexister, il est absurde de vouloir les opposer.
Non, le texte rejeté ne fait pas l’unanimité contre lui : M. Lionel Maurel cite «près de 150 associations» fédérées contre lui, peut-être ignore-t-il que nombre d’entre elles, présentées comme défendant les libertés sur Internet et s’exprimant même au nom des créateurs, sont en réalité financées par les Gafam.
Surtout, le texte a été voté par la Commission européenne, le Conseil européen, et soutenu au Parlement européen par 278 députés (318 ayant voté contre). Peut-on sérieusement affirmer que les discussions menées depuis deux ans par les institutions européennes n’ont pas mesuré les intérêts en jeu et cherché à trouver une solution équilibrée ?
La violente campagne menée par les Gafam ces dernières semaines à Bruxelles a porté ses fruits auprès d’une grande partie des parlementaires européens, en déplaçant opportunément une problématique économique sur le terrain de la liberté d’expression, détournée en slogan. Elle a pu s’appuyer sur un discours ambiant ambigu et démagogue, qui assimile les acteurs d’Internet eux-mêmes à des artistes, à des inventeurs dont la créativité et le sens de l’innovation seraient un bienfait pour l’humanité et devraient se développer en toute liberté.
Ce mythe fondateur d’Internet a vécu. Aujourd’hui, quelques grandes plateformes américaines concentrent sur Internet la diffusion des contenus culturels, mues par la volonté de préserver et d’accroître leurs recettes publicitaires. Il est vital pour nos démocraties que l’activité de ces géants du numérique soit régulée, qu’Internet ne devienne pas le lieu de la loi du plus fort.
Les discussions reprendront après l’été devant le Parlement européen. Les artistes, et les organismes qui les représentent, comme la Sacem, restent mobilisés pour que ce texte ne perde pas de vue son objectif premier : rééquilibrer les relations entre les créateurs et les plateformes afin que les créateurs puissent continuer à vivre de la diffusion de leurs œuvres. C’est la survie de la création qui est en jeu.