Les compositeurs pour l'image : entre fatalisme et inquiétude
Comme l’ensemble du secteur culturel, le cinema et l’audiovisuel se retrouvent quasiment à l’arrêt subissant de plein fouet les effets de la crise sanitaire mondiale. Profession fragile s’il en est, les compositeurs pour l’image voient la plupart de leurs projets annullés ou reportés. Une situation inédite, inquiétante pour beaucoup et que d’aucuns prennent avec une certaine philosophie.
Samedi 14 mars 2020. A l’échelle de nos existences bouleversées, ça semble presque remonter à dix ans. De graves incertitudes planent déjà sur la production cinématographique. Une tendance semble se dessiner : les films en pré-production sont davantage menacés que ceux en cours de tournage ou en post-production. Le lendemain, les salles de cinéma ferment leurs portes et, le mardi suivant, Emmanuel Macron officialise le début du confinement. A l’instar de l’Italie, la société française entière bascule dans un autre monde, un autre temps, de nouveaux codes, modes et protocoles de vie. Toute l’activité cinéma se retrouve encalminée, y compris les longs-métrages en finition, certains dans l’espoir d’une sélection dans l’une des sections du Festival de Cannes, lui-même bientôt reporté à une éventuelle fenêtre, du 23 juin au 4 juillet. De fait, toutes les manifestations printanières liées à la musique de film sont également soit annulées, soit différées : concerts d’Alexandre Desplat en Russie et Asie, week-end Vladimir Cosma au Grand Rex, tournée d’Eric Serra avec la version ciné-concert du Grand bleu, Ciné Notes à Bordeaux, Festival International du Film d’Aubagne…
LA DIFFERENCE, LE RAPPORT AU TEMPS
Avec le gel de la production et de l’exploitation salles (une première dans l’histoire), comment dès lors les compositeurs pour l’image envisagent-ils le présent et l’avenir ? Face à une situation aussi inédite, à tous les niveaux, quel(s) comportement(s) adopter ? L’écriture pour le cinéma peut-elle s’acclimater d’un nouveau temps, dans lequel la notion de délai est totalement aléatoire ? A ces questions, un large panel de réponses et réactions, toutefois dominées par un sentiment de philosophie. « Comme tous mes confrères, explique Bruno Coulais, j’ai subi des annulations de sortie de films, comme La Daronne de Jean-Paul Salomé avec Isabelle Huppert. Ou le report de la création du ballet Toulouse-Lautrec au Capitole de Toulouse. Mais, pour moi, en terme de calendrier, cette période de confinement n’est pas une catastrophe. Elle tombe entre les musiques de deux films d’animation, l’une que j’ai enregistrée in extremis à Dublin mi-mars, Wolfwalker de Tomm Moore, l’autre Wendell and Wild d’Henry Selick, que je dois enregistrer dans un an. Curieusement, avec ces deux cinéastes étrangers, l’éloignement est inscrit dans notre fonctionnement. Donc, rien ne change. De toute façon, par nature, le travail du compositeur relève du confinement. Donc, le contexte actuel ne marque pas une rupture radicale avec l’ordinaire. La vraie différence, c’est le rapport au temps. Mes projets de longs-métrages (notamment avec Benoît Jacquot et Laetitia Masson) ne sont pas annulés, simplement décalés. Ça laisse plus de champ, de perspectives. Et le fait d’être coupé du monde extérieur, de toute vie sociale force la concentration. Sur le film de Selick, j’écris plus « concentré », comme si l’isolement créait un cocon. C’est la raison pour laquelle j’ai toujours préféré composer en vacances, loin des pressions, dans un temps moins organisé. »
Un point de vue complété par Laurent Perez del Mar, révélé notamment par la partition de La Tortue rouge et confirmé par celles du Mystère Henri Pick, des Invisibles ou des Eblouis. « Me voilà confiné en province, résume-t-il. Le mixage du film dont je compose la bande originale, Garder ton nom, ayant été repoussé, j’ai un peu relâché la pression, je travaille calmement à la finalisation de la partie électronique de la partition. En pouvant prendre le temps : ça change ! De toute manière, les compositeurs sont entraînés à vivre reclus, pour permettre à leur chère associabilité de s'exprimer pleinement ! (rires) A mes yeux, les principaux avantages de cette situation sont la sérénité, la réflexion, le recul, le fait de rattraper l’écoute de toute la musique en retard… Ces moments de jachère et d’oisiveté (même courts) sont indispensables au processus de régénération de l'inspiration. » A ce constat s’ajoute un autre paramètre : par leur subjectivité d’artiste, les compositeurs sont à même de raconter différemment, avec des notes, les sentiments qui nous traversent en cette épreuve inédite. « Paradoxalement, ajoute Bruno Coulais, ce bouleversement est générateur d’envies, d’idées. Personnellement, ça me donne l’impulsion d’écrire de la musique de chambre, de finir mon projet d’album pop. Cet autre temps, imposé à tous, j’aimerais ne pas le vivre comme une contrainte mais comme un facteur de liberté. » Une façon d’appliquer le fameux axiome de Shakespeare : « Ce qui ne peut être évité, il faut l’embrasser. »
TIRER PARTI DES CIRCONSTANCES
Christophe Barratier fait partie des cinéastes au tournage interrompu, le sien au bout d’un mois. Il met en scène une comédie dramatique, Envole-moi interprétée par Gérard Lanvin et Victor Belmondo. « Il faut tenter de tirer parti des circonstances, confirme-t-il. En l’occurence, cet arrêt forcé me permet d’avancer sur le montage du matériel engrangé. Cela me donne déjà une vision, partielle certes, mais vision néanmoins du film. C’est un luxe dont je n’ai jusqu’alors jamais bénéficié. » Son compositeur d’élection depuis La Nouvelle guerre des boutons, Philippe Rombi devrait ainsi être très vite mis dans le bain. Lui-même traverse la tourmente avec sérénité, mais laisse pointer une inquiétude objective. S’il peut compenser le passage au montage par des échanges Skype, le compositeur ne peut virtuellement remplacer l’étape décisive du studio et la confrontation aux musiciens qui vont donner chair à sa musique. « C’est ce qui me frustre le plus, admet Rombi. C’est-à-dire de ne pas retrouver le chemin de l’enregistrement, l'orchestre à diriger et les séances de mixage. La tristesse de voir mes chers musiciens et mon équipe figés dans une entracte prolongée. Mais au-delà, seul devant son piano, il est parfois difficile de se satisfaire d'un bel enchaînement d'accords quand on sait que, au même moment, des vies sont peut-être en train de s'éteindre… »
REVOIR LA CHRONOLOGIE DES MÉDIAS
Pour l’instant, personne ne peut avoir de certitude sur la fin de l’état d’urgence sanitaire et le retour à la normale de la vie artistique et économique. Toutefois, on peut imaginer à quel point la reprise risque de créer des embouteillages, des chevauchements de plannings, des télescopages en série. D’où le projet de revoir la fameuse chronologie des médias, projet que défend Béatrice Thiriet, fidèle et indispensable compositrice de Pascale Ferran et Dominique Cabrera. « Il faudrait faire une dérogation, insiste-t-elle, imaginer une sortie technique sur les plateformes et permettre ensuite les diffusions télé… Certains festivals jouent le jeu comme Cinéma du réel qui a magistralement réagi en diffusant sa programmation sur Vimeo. Cette démarche sauverait bien des économies et des vies... notamment une compositrice comme moi avec un long-métrage annulé en avril, une commande en septembre repoussée à mars 2021, un espoir de sélection à Cannes tombé à l'eau et un an minimum de répartition Sacem décalée. Espérons que les chaînes repassent certains de mes films en boucle comme Arte avec Lady Chatterley de Pascale Ferran ! » Certains observateurs vont même plus loin, prévoyant qu’il y aura un avant et un après le coronavirus. Que la crise risque de marquer une césure, sinon une rupture, d’accélérer le passage à une nouvelle époque qui sera aussi une époque nouvelle. Pour l’instant, on peut simplement apprécier la faculté de réaction de la Sacem, avec son plan de mesures d’urgence, annoncé le 27 mars. L’initiative du Festival d’Aubagne qui s’affiche en ligne en version dématérialisée. Ou celle du compositeur Jean-Michel Bernard qui, à la façon d’une auto-série, poste quasi-quotidiennement sur son Facebook une relecture pianistique virtuose d’un standard de la musique de film. On peut aussi penser aux nouvelles générations qui découvrent chaque après-midi sur France Télévision un classique du cinéma français (La Grande vadrouille, Jean de Florette, Un éléphant ça trompe énormément, L’Aventure, c’est l’aventure, Le Sauvage) et donc une constellation de compositeurs (Georges Auric, Jean-Claude Petit, Vladimir Cosma, Francis Lai, Michel Legrand), garantissant des scores d’audience inouïs, entre deux et cinq millions. A cette heure, la suite du scénario est impossible à prévoir avec précision… On peut simplement tenter d’en envisager les contours, en méditant à l’aphorisme du grand Stephen Hawkins : « L’intelligence, c’est la capacité de s’adapter au changement. »
Stéphane Lerouge